Pourquoi des Russes blancs en Belgique ?

L’article ci-dessous est extrait du numéro 74 du Journal de l’ARC (Action et Recherche Culturelles - Belgique) publié fin 2003. Le texte avait été écrit par Daniel Stevens, fondateur de la Fondation pour la Préservation du Patrimoine Russe (FPPR), et ancien vice-président de la chambre de commerce belgo-luxembourgeoise pour la Russie et le Belarus. La version ci-dessous a été mise à jour par son auteur.


Une colonie russe déjà présente

La Belgique fut longtemps visitée par des Russes en voyage, de Pierre le Grand à Lénine, en passant par Tolstoï, et les grands-ducs en cure à Spa. Et la colonie russe installée chez nous était importante, comptant vers 1910 près de 7.500 membres. Parmi eux beaucoup d'étudiants, attirés par les universités belges dont celle de Liège, connue pour ses excellents ingénieurs qui pratiquaient leur savoir-faire en Russie, dans les chemins de fer, les centrales électriques, les bateaux, les mines et la sidérurgie. Certains de ces étudiants russes furent bloqués par l'éclatement de la guerre 1914-18 et ne purent rentrer au pays. D'autres immigrés, plus nombreux, étaient des exilés volontaires, soit des révolutionnaires accueillis chez nous, soit provenant de minorités discriminées (polonaises, juifs). Après la guerre ils rentrèrent au pays, partirent aux USA, ou se regroupèrent entre eux (Clubs de juifs russes, par ex.) ou se rapprochèrent des Belges, fuyant les contacts avec leurs compatriotes Russes "blancs" qu'ils trouvaient réactionnaires et qui se méfiaient parfois d'eux.


L'émigration blanche

Après la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, la guerre civile et la Terreur rouge, l'émigration des Russes "blancs" (par opposition aux "rouges" communistes) se réfugia dans les pays limitrophes puis se regroupa dans les pays d'accueil dont la langue leur était connue (français, allemand) ou proches (serbe, bulgare), de préférence aussi près des églises et cathédrales orthodoxes russes (Nice, Paris, Sofia, Helsinki, Bruxelles, etc.)


Pourquoi venir en Belgique ?

La Belgique attira les Russes par la langue française, que beaucoup connaissaient, par son statut de royaume, par les perspectives d'emploi, par l'attitude tolérante de l'église catholique qui ouvrit ses écoles aux orthodoxes (attitude œcuménique du Cardinal Mercier), et par les liens étroits économiques (les Belges étaient très présents en Russie) et culturels qui existaient entre les deux pays : Maeterlinck et Verhaeren étaient très appréciés en Russie, les "ballets russes" avaient un succès énorme en Belgique. Enfin, les anciens du fameux corps des Autos-canons belges parti rejoindre l'Armée russe pendant la guerre et dont le retour par la Sibérie et les USA avait été une véritable odyssée firent bon accueil à leurs anciens frères d'armes. L'émigration blanche fut plus nombreuse en Belgique que dans nombre de pays d'Europe et la Belgique peut être considérée comme un de ses centres, à la rencontre des deux voies d'émigration (celle du Nord via la Baltique et celle du Sud via Constantinople).


En Belgique, une émigration militaire et anticommuniste

En Belgique, l'émigration fut caractérisée dès le début par la présence de militaires anticommunistes. Dès 1920 le général Chaperon du Larrêt, gendre du 1er chef des armées blanches, Korniloff († 1918), s'abritait à Bruxelles, où il reçut fréquemment le général Dénikine († 1947), l'ancien chef des armées blanches de Russie du Sud. Le successeur de Dénikine, le général Wrangel († 1928), s'installa en Belgique (Uccle) avec sa famille et ses collaborateurs en 1926. Une plaque sur sa maison située au 17 de l'avenue Bel-Air à Uccle rappelle son souvenir. Il avait fondé en 1924 le ROVS, Union Pan-Militaire Russe, sorte de centre des armées blanches en exil. Les deux successeurs de Wrangel, Koutiepoff († 1930) et Miller († 1937), restèrent à Paris, où l'émigration était plus nombreuse. Mais tous deux furent enlevés par les soviétiques, et c'est à Bruxelles que leur successeur, le général Alexeï Petrovitch Arkhangelski († 1959) exerça désormais son rôle de chef des armées en exil. En 1936, à l'arrivée au pouvoir en France du Front Populaire, de nombreux anciens militaires russes déménagèrent de Paris à Bruxelles, avec leurs trésors, archives (notamment des archives régimentaires ainsi que le précieux fonds de 5.250 pièces des archives du Lycée Impérial Alexandre) et mémoires qui furent accueillis par le musée de l’Armée, qui leur consacra l'ouverture d'une salle russe (une « Salle des Trésors impériaux russes » est ouverte depuis 2001, exposant notamment des trésors d’argenterie, des costumes impériaux, les étendards des Cosaques de la Garde, et diverses pièces qui s’y sont jointes). La rédaction du journal Tchassovoï (La Sentinelle), l'organe officieux du ROVS, déménagea aussi à Bruxelles. Cette forte présence militaire caractérisa l'émigration russe en Belgique par une présence plus marquée d'hommes que de femmes, de conservateurs et d'orthodoxes que de socialistes et de laïcs, formant une communauté plus homogène qu'en France par exemple, et comptant proportionnellement moins d'artistes. Les Russes se réunissaient culturellement au sein du "Club Russe" à Bruxelles.


De 1920 à 1930, une Belgique toujours plus accueillante

Contrairement à la plupart des autres pays, le nombre d'émigrés russes en Belgique augmenta dans l'entre-deux-guerres, malgré les décès, naturalisations, et émigrations vers le nouveau monde ou au Congo. Selon les sources, ils étaient de 3 à 4.000 au début des années 1920 mais 7 ou 8.000 vers 1930 et plus encore ensuite. Il s'agit sans doute entre autres de l'arrivée de militaires provenant de Paris et de fuyards juifs russes d'Europe centrale, mais aussi du fait que la Belgique restait plus accueillante et anti-bolchévique, ne reconnaissant l'URSS qu'en 1935, dans l'espoir de récupérer quelque chose des immenses pertes encourues par les entreprises belges en Russie. Les Belges, un temps les plus gros investisseurs en Russie, perdirent des dizaines de milliards d’euros avec les nationalisations bolchéviques. Les liégeois notamment, avec leurs révolvers Nagant (« nagan » en russe est devenu un nom commun pour révolver), les wagons-lits de Nagelmaeckers, et les aciers de Cockerill étaient très connus en Russie. Trente-deux villes russes étaient équipées de tramways belges, et le bassin du Donetz était surnommé « la 10ème province belge ».


Des initiatives privées, patronnées par la famille royale

Dès 1921, les initiatives privées furent nombreuses, formant des comités d'assistance, dont ceux du Dr Depage († 1925), (le "Pain russe", le "Comité belge de Secours aux Populations Civiles de la Russie"), patronnés par la famille royale. Leur succès fut tel que l'État n'estima plus nécessaire d'intervenir, et que diverses organisations d'émigrants à l'étranger furent attirées en Belgique. Ce fut le cas de l'orphelinat de Mme Kouzmina-Karavaieva, qui déménagea en février 1923 de Constantinople à Liège ("Institut Général Sélivanoff"), précédant de peu le collège jésuite russe Saint Georges, qui s'installa à Namur. Ces arrivées effrayèrent l'État belge qui le mois suivant interdit toute immigration de Russes d'Asie Mineure. D'autres initiatives s'adressaient aux étudiants. Au sein de la Fondation Universitaire, un "Patronage Belge de la Jeunesse Universitaire Russe à l'Étranger" fut créé. L'aide était en pratique partagée entre "l'Aide Belge aux Russes" du Cardinal Mercier, finançant plutôt Louvain, et le "Comité d'Assistance aux Étudiants Russes", plus libre-penseur. "L'Entr'aide des Mères Belges aux Mères Russes" s'adressait aux dames de la noblesse. D'autres, contrairement aux prescrits du Cardinal Mercier, faisaient tout pour convertir les Russes orthodoxes au catholicisme. Pour certains enfants d'émigrés éduqués dans des écoles catholiques, et qui n'avaient connu ni la Russie ni la guerre civile, le désir de s'intégrer en Belgique les poussa à se convertir au catholicisme, ou à oublier leur culture et leur langue, soit avec l'encouragement de leurs parents, soit en conflit direct avec leur entourage parental et ecclésial.


Chevetogne, accueil œcuménique

Parallèlement une démarche originale œcuménique se créa en 1925 à Amay puis au monastère bénédictin de Chevetogne, dans un but clair de "mieux comprendre et aimer les frères orthodoxes", et non missionnaire. Clément Lianine, descendant de Nicolas Ier, et grand théologien, rejoignit ce monastère, qui fut et reste un des points de dialogue œcuménique avec l'Église orthodoxe russe et un des centres mondiaux de l'étude du monde orthodoxe (revue Irenikon, très riche bibliothèque). Le monastère édita pour la Russie une des meilleures éditions de la Bible, et produit encore des icônes de métal ou sur bois de grande qualité.


1930, le reflux

Après le krach de 1929, l'État belge protégea l'emploi en limitant l'arrivée de travailleurs étrangers, et en supprimant le droit aux allocations de chômages pour les apatrides en 1933. Le Congo belge reconnaissant les diplômes russes, contrairement à la Belgique, nombreux furent ceux qui s'y établirent.


Le temps des illusions et des dissensions politiques, …

Certains jeunes émigrés russes s'engagèrent dans les sections bruxelloise, liégeoise, gantoise, ou louvaniste de la "Strelkovaia Drougina" (troupe de tir, qui s'entraînait notamment au Tir National à Bruxelles), une section apolitique, sportive et de jeunesse, du ROVS. Les difficultés qu'ils vivaient et leurs convictions encouragèrent d'autres à s'inscrire dans des mouvements plus à droite, comme les Jeunes-Russes ("Mladorossy"). D'autres émigrés collaboraient à des mouvements belges anticommunistes ("Moscou attaque", "Action et Civilisation", etc) ou russes, parfois complètement clandestins ("Confrérie de la Vérité russe"). Ces mouvements se firent plus incisifs après la reconnaissance de l'URSS en 1935 par la Belgique, l'arrivée d'autres anciens militaires de France, et les rumeurs de présence d'espions soviétiques. Tout cela explique que certains s'engagèrent, après 1941, dans la "Légion Wallonie" de Degrelle, perçue par eux non comme une aide à l'Allemagne mais comme une lutte pour la libération de la Russie de l'oppression soviétique. Mais d'autres, au moins aussi nombreux, participèrent à la Résistance contre l'occupant allemand. Par exemple, la Princesse E. Sherbatoff et M. Gaidovsky-Potapovitch jouèrent un rôle majeur dans la libération de plus de 1.000 prisonniers soviétiques dans les mines du Limbourg. D’autres aidèrent de même des prisonniers soviétiques à s’évader des mines du bassin de Charleroi. La communauté russe vécut donc de nouvelles dissensions, mais les rares collaborateurs, parfois repentis, furent peu poursuivis et les résistants peu reconnus après la guerre.


… ethniques, …

Des dissensions ethniques avec les juifs russes jouèrent aussi, favorisées par la thèse du "complot judéo-maçonnique" qui aurait guidé la révolution russe, thèse favorisée par l'esprit antisémite de l'époque dans toute l'Europe et par un faux russe célèbre, le « Protocole des sages de Sion ». Les relations étaient aussi tendues avec les émigrés ukrainiens : les Russes, considérant l'Ukraine comme une partie de leur pays, étaient choqués de l'alliance des nationalistes ukrainiens avec l'Allemagne en 1917 et souffraient de l'aide des catholiques aux uniates ukrainiens. Politiquement, les Russes de Belgique, plus monarchistes, s'opposèrent parfois aux nombreux républicains de Paris.


… et religieuses

Même la pratique de l'orthodoxie, qui pourtant était comme un symbole national, créa des oppositions. La plupart des émigrants russes considéraient qu'ils ne devaient plus dépendre du patriarcat de Moscou (restauré en 1918), mais continuer à dépendre du Saint Synode. Mais dès 1921 des dissensions apparurent entre des monarchistes et radicaux, tenants du Synode des églises hors-frontières, et les modérés, représentés par le métropolite Euloge († 1946) à Paris. Vers 1926-27 la séparation fut consommée, conduisant à des obédiences séparées ; certains modérés rejoignant le Patriarcat de Constantinople, d'autres (après la guerre 1940-45) retournant à celui de Moscou, dont l'église à Bruxelles reçut le statut de cathédrale. En 1929, l'église hors-frontière fonda la paroisse Saint-Job à Uccle qui, dès 1930, commença à rassembler des fonds pour construire l'église de l'avenue Defré à Uccle. L'orthodoxie fut reconnue culte officiel en Belgique en 1985.


Homogénéités culturelles

Les Russes purent montrer toutefois une homogénéité, notamment dans leurs publications, favorisée par le fait que toute leur presse en Belgique était imprimée chez le même imprimeur, qui prit l'initiative d'un Russki Ejenedelnik v Belgii (Hebdomadaire russe en Belgique, 1926-1948) : celui-ci annonçait non seulement tous les offices religieux de chaque église, mais aussi les bals, rencontres, événements culturels et soirées, toutes tendances confondues. Cette unité était encore soulignée par des points de vue rassembleurs, comme l'unanimité de l'amour des Russes pour leur pays d'accueil, sa famille royale et le Cardinal Mercier.


Les nouvelles vagues d'émigration

Après la guerre 1940-45, vinrent en Belgique des "Personnes Déplacées" et autres réfugiés russes de la deuxième guerre, suivis dans les années 1970-80 de transfuges fuyant l’URSS. Certains furent considérés comme soviétiques déguisés, par l'émigration blanche comme par l’État. De nombreux russes émigrèrent aussi aux USA. Les communautés russes de Gand et Louvain disparurent. A cette époque, les soviétiques développaient aussi des relations culturelles avec des Belges dans les "Amitiés belgo-soviétiques", aujourd'hui disparues, et taxées de propagandisme (ciné-club, concerts, un bulletin). Le comte belge Anthony de Meeûs, en publiant ses « Cahiers du Samizdat », fit connaître en Occident les écrits clandestins des dissidents soviétiques, certains venant le visiter. Des opposants parvenant à fuir l’URSS sont venus s’installer en Belgique, notamment des musiciens. Depuis 1990, en plus des mariages mixtes maintenant possibles, c'est une émigration plutôt économique et parfois clandestine qui arriva chez nous. Un Club culturel belgo-russe indépendant, créé à la fin des années 1980 et actif pendant plus de 25 ans, organisa des activités culturelles russes allant de la cueillette des champignons à des conférences, concerts, et publications de dissidents, des voyages en Russie, une chorale, des cours de langue, etc.


Une immigration intégrée

Alors que l’intégration de certains immigrés pose parfois problème, celle des différentes vagues d’immigrations russes peut servir d’exemple. Comme les immigrations italiennes, marocaines, turques et autres, les immigrés russes arrivés chez nous avaient avant tout le désir de travailler, certains intellectuels acceptant même de travailler dans les mines ou comme ouvriers pour leurs enfants. On y retrouve les constantes des immigrations : une 1e génération prête à accepter n’importe quel travail et désireuse de voir ses enfants s’adapter, une 2e génération avide de s’adapter pour plaire aux parents, une 3e génération curieuse de retrouver ses origines.   


La mémoire de ces immigrations russes en Belgique

Depuis la fin des années 1990, la Fondation pour la Préservation du Patrimoine Russe (FPPR) dans l’Union Européenne, asbl, fait tout pour sauver et transmettre la mémoire de ces émigrations russes, en publiant une revue scientifique d’analyses et de témoignages, en rassemblant des archives familiales, en organisant des colloques, conférences et concerts, et en faisant étudier les très riches archives russes du Musée de l’Armée.


Daniel Stevens


>>> Plus de détails dans le second volume Retracer la vie d'un ancêtre.


Photo de couverture : Aide belge aux Russes du Cardinal Mercier (collection de l'auteur).

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