Sur les traces d’Eugénie LOUTCHINSKY

La généalogie nous conduit parfois à redécouvrir des personnalités oubliées. Mon chemin m’a mené vers Eugénie LOUTCHINSKY, une peintre russe émigrée et amie de ma famille. Voici comment une série de coïncidences et de recherches m’ont poussé à lui rendre hommage en publiant sa biographie sur Wikipedia.

Une amie de la famille

Eugénie Loutchinsky, émigrée russe blanche comme mon grand-père, est entrée dans la vie de ma famille dans des circonstances encore floues. Après la mort de mon grand-père paternel en 1939, elle est devenue très proche de ma grand-mère qui l’a hébergée pendant de longues années. Portraitiste talentueuse, Eugénie a immortalisé sur ses toiles presque tous les membres de ma famille (grands-parents, parents, frères et sœurs, oncles et tantes, cousins et cousines), tous ont eu droit à leur portrait signé de sa main. Sauf moi et ma cousine cadette, probablement parce qu’elle était trop âgée pour continuer son œuvre lorsque nous étions en âge d’être peints. Eugénie est décédée en 1974, alors que j’avais neuf ans, un an après ma grand-mère et deux ans après mon père. Bien que je ne garde aucun souvenir de l’avoir rencontrée, son nom et ses tableaux ont toujours fait partie de ma vie. Pourtant, je ne savais que très peu de choses sur sa vie et son parcours artistique.


La découverte d’un tableau oublié

En novembre 2021, mon intérêt pour Eugénie Loutchinsky fut ravivé à l'occasion d’une exposition à Bruxelles organisée par une amie historienne, consacrée aux peintres de l’émigration russe blanche en Belgique . Elle m’avait demandé de prêter quelques tableaux de Madame Loutchinsky. Cette exposition, ainsi que mes propres recherches sur les Russes blancs, qui débouchèrent sur la publication de deux livres en 2023 (voir Contexte d'un exil forcé et Retracer la vie d'un ancêtre), m’incitèrent à m’intéresser de plus près à son œuvre. 


En mai 2024, une alerte sur Drouot.com me signala la vente d’un tableau signé Loutchinsky. En découvrant la photo du tableau, je fus frappé par un sentiment de déjà-vu. Après quelques recherches dans les documents que j’avais déjà collectés sur elle, je retrouvais une vieille revue espagnole datant de 1936, intitulée La Hormiga de Oro, dans laquelle était reproduit ce même tableau. Ce tableau avait traversé presque un siècle avant de réapparaître en Belgique. Étonné par cette coïncidence, je décidai de l’acquérir. 


A gauche : article paru dans la revue La Hormiga de Oro le 23 janvier 1936 (p84-85) - A droite : tableau acquis par l'auteur


Reconstituer un destin hors du commun

Cet achat marqua le début d’une véritable enquête. En cherchant des informations sur Loutchinsky, je fus surpris de constater à quel point les traces de son existence étaient ténues sur Internet. Quelques bases de données mentionnaient des ventes aux enchères, mais la plupart l’identifiaient sous le prénom "Euphrasie", une erreur évidente, puisque son vrai prénom était Eugénie. A ma grande surprise, je ne trouvais toutefois aucun article sur Wikipedia à son sujet. J’ai alors pris la décision de rédiger moi-même un article pour lui redonner vie et pour rendre hommage à cette femme qui avait été une amie si proche de ma grand-mère.


Mon enquête commença par la consultation de son dossier « Police des étrangers » conservé aux Archives générales du Royaume (Administration de la Sûreté publique, Police des étrangers, dossier individuel n° 1.477.928), une source incontournable pour retracer le parcours des émigrés russes en Belgique. J’appris ainsi qu’elle avait passé plusieurs années en Espagne, un pays qui semblait avoir joué un rôle clé dans sa carrière artistique. Je me plongeai alors dans la presse ancienne espagnole, scrutant chaque mention de son nom dans les archives digitalisées. Mes recherches s’étendirent également à la presse ancienne française, belge, finlandaise, hollandaise et luxembourgeoise, à mesure que je découvrais que son parcours la menait de pays en pays, participant à de nombreuses expositions. J’appris notamment qu’elle avait exposé trois fois au prestigieux « Salon des artistes français » à Paris, en particulier en 1926, où elle présenta un portrait du Cardinal Mercier, une figure très respectée à l’époque. Ce portrait, salué par la critique, lui valut une importante reconnaissance à travers l’Europe. 


Au fil de mes recherches, je réussis à reconstituer une grande partie de la carrière et du parcours de vie de cette femme courageuse qui parvint à vivre de son art à une époque peu favorable aux femmes et qui survécut à trois révolutions (la révolution russe, la guerre civile finlandaise et la guerre d’Espagne). J’ai répertorié tous les articles de presse qui mentionnaient son nom. J’ai identifié les lieux où ses œuvres ont été exposées et les galeries d’art qui l’ont accueillie. J’ai retrouvé la plupart des catalogues de ces expositions dans diverses archives publiques et privées. 


Ce travail minutieux m’a permis de publier une biographie complète sur Wikipedia, rendant enfin hommage à cette femme qui a non seulement marqué ma famille, mais dont l’œuvre mérite d’être redécouverte. Aujourd’hui, grâce à ce travail, Eugénie Loutchinsky a retrouvé la place qui lui revient dans l’histoire de l’art, et je suis fier d’avoir pu contribuer à préserver son héritage.

L’article ci-dessus a été publié en février 2025 dans le numéro 46 de la revue Archives & Culture.  

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