Souvenirs de la Sainte Russie : la Grande Pâques Russe

1. Les préparations du Vendredi Saint

Voici un texte de ma grand-mère paternelle Marie LECOUTERE (1899-1973) publié en avril 1955 dans Le journal des petites affiches de l'arrondissement de Louvain. Son pseudonyme était M. Zette : M comme Marie (son prénom), et Zette comme la première lettre de son nom d'épouse (ZNAMENSKY) en phonétique. Dans cet article, ma grand-mère relate des souvenirs d'enfance de mon grand-père Dimitri ZNAMENSKY (1897-1939), fils de l'Archiprêtre Mikhail Ksenofontovitch ZNAMENSKY (1855-1941?) qui officiait à la cathédrale de Taganrog durant les premières années du XXe siècle. 


" Mon père était un prêtre orthodoxe; j'étais le sixième de ses onze enfants; j'avais cinq frères et cinq sœurs et, à l'époque où mes souvenirs sont les plus précis, au début de ce siècle, je comptais une dizaine d'années. Pendant le long carême qui précédait la fête de Pâques, on nous imposait de sévères restrictions: nous ne prenions ni viande, ni beurre, ni œufs, ni lait. Même mes tout jeunes frères et sœurs étaient tenus au régime de potages maigres accompagnés de sarrasin, aux tartines de confiture et au thé sucré. Au sortir de ces

semaines d’abstinence, mon père avait un visage plus émacié que jamais et notre mère ne dissimulait pas son impatience de nous gâter avec tout ce que Pâques amènerait de merveilleux.


Dès le Vendredi saint, il y avait grand branle-bas dans toute la maison. Celle-ci était nettoyée de fond en comble : les tapis étaient battus, les cuivres astiqués, glaces et miroirs brillaient; tout était retourné, ciré, repeint ou reverni. Dans la grande cuisine régnait une animation extraordinaire : on respirait la délicieuse odeur de jambons entiers enduits d’une croûte de farine de seigle et cuits dans le grand four. Aidée des servantes, de mes deux tantes et de mes plus grandes sœurs, maman présidait à la confection des fameux Koulitchs, sorte de grand cakes mis à cuire dans de hautes formes rondes en tôle et ornés après la cuisson de sucre fondu rose qui coulait sur les bords, de grains d’anis coloriés, de petits moutons en sucre et de drapelets confectionnés par les plus habiles d’entre nous. Ces Koulitchs me faisaient venir l’eau à la bouche et je rôdais autour des pétrins pour dérober à la hâte quelque boulette de pâte. On en cuisait une vingtaine, car on en mangerait toute la semaine et, sitôt sortis de leurs formes, ils s’alignaient comme d'énormes champignons sur une grande table au fond de la cuisine.


Maman dirigeait encore la préparation de la Pasca, à base de fromage blanc qui, dès le Vendredi saint, s’égouttait au-dessus de l’évier dans des sacs de toile ou était mis sous presse dans des passoires. Le lendemain, ce fromage serait finement passé, mélangé à du sucre, des jaunes d'œufs, du beurre, de la crème de lait et des fruits confits et mis dans des formes spéciales, sortes de dômes ou de pyramides, d’où il sortirait durci, épaissi, pour être décoré à la dernière minute de cerises confites, de tranches d’angélique et d’autres garnitures entourant les lettres XB, initiales du joyeux cri de Pâques : Christ est ressuscité!


Assis à de petites tables, avec tout un attirail devant eux, les enfants, depuis l’âge que j'avais moi-même, procédaient au coloriage des œufs durs en couleurs vives ou ingénieusement marbrées. Mania, une de mes sœurs, y peignait avec art des moutons, des lapins ou des figures de la Bible. A la fin de la soirée, mon père apparaissait dans la cuisine; son visage grave s’éclairait d’un fin sourire en humant les délicieux arômes qui sortaient de tous les coins; il nous donnait une tape amicale et nous envoyait au lit. Puis il se rendait à l’église pour y célébrer l'office si impressionnant de la Mise au Tombeau.


Après avoir tout vérifié, rangé, et pris quelques minutes de repos, car elles étaient rompues de fatigue, ma mère, ma tante et mes sœurs se rendaient à l’église à leur tour. Elle était pleine d’une foule recueillie pour assister à l’émouvante procession de nuit. Sur une planche était tendue une toile appelée Platchanista, sur laquelle était brodé en relief, en argent et noir, couleurs de deuil, le corps émacié du Christ. Les notabilités de notre petite ville portaient religieusement cette Platchanista que les fidèles, un à un, après la mise au tombeau, venaient baiser dévotement.


M. ZETTE ".


>>> Suite de la Grande Pâques Russe : Le Grand Jour


Image : « Old Russian Easter Postcard ». Wikimedia Commons.


Partager cet article
Nos blogs
Archiver