Souvenirs de la Sainte Russie : la Grande Pâques Russe (suite)

2. Le Grand Jour

Voici la suite du texte de ma grand-mère paternelle Marie LECOUTERE (1899-1973) publié en avril 1955 dans Le journal des petites affiches de l'arrondissement de Louvain sous le pseudonyme M. Zette.


"Le Samedi Saint, dans la soirée, avant de partir pour la messe de minuit, chacun de nous aidait notre mère à dresser la table du Réveillon. C'était une vraie table de parade. Plusieurs Koulitchs, parmi les mieux ornés, élevaient leurs dômes entre les fleurs, et les innombrables petits plats de Zakouskis les plus divers. Des carafons contenaient la Vodka au citron qui accompagnerait ces hors-d'œuvre : terrines de caviar, pâtés aux anchois, harengs gras ou Selotkas, petits pains aux choux appelés Pirojkis, vinaigrettes de légumes divers, multitudes de salaisons plus compliquées les unes que les autres. Sur de petites tables étaient déposés des plats où les  beaux œufs coloriés reposaient sur une herbe tendre, des grains d'orge y étant semés depuis plusieurs semaines. Des vins fins d’origine française, italienne, hongroise ou grecque chambraient doucement; le grand samovar d'argent luisait parmi toutes ces splendeurs. La Pasca, à peine démoulée, tenait la place d'honneur au milieu de la table. De la cuisine s’échappaient les délicieux arômes des jambons fumés et des volailles entourées de pommes qui grésillaient dans le four. Les enfants ne tenaient pas en place; après le long jeûne du Carême, ils sentaient leurs estomacs se contracter à la vue de tous ces mets. Mais il faudrait attendre plusieurs heures encore, l'office de Pâques étant fort long. 


Mon père, qui devait confesser et officier, quittait la maison avant dix heures. Un peu avant minuit, nous quittions la maison en bande, Maman et mes tantes ouvrant le cortège. Plusieurs d’entre nous portaient, qui un Koulitch, qui une Pasca, qui encore une dizaine d'œufs coloriés, destinés à être bénits. Sur le coup de minuit, l’église s’illuminait féeriquement. Des guirlandes d’ampoules ornaient la façade; tout en haut du clocher les lettres XB scintillaient de mille feux. Le petit jardin qui entourait l’église se remplissait de fidèles qui étalaient leur Koulitchs sur des serviettes. Dans l’église même, une multitude de cierges s’allumaient; chacun en plaçait devant l'image du Christ ou les icônes de saint Nicolas, de saint Georges le Vainqueur ou de saint Pantaléon le Guérisseur, patron des médecins. L'office commençait. La Platchavista, dernière image de deuil, avait été reculée derrière l'autel. Comme par miracle, les tentures noires faisaient place à des fleurs et à des teintes claires; de longues mèches semblaient courir d’un cierge à l’autre pour les allumer tous à la fois. Coiffé de la mitre, vêtu de ses atours de fête, entouré de ses diacres, précédé de mes jeunes frères Vania et Nicolas, qui étaient enfants de chœur et portaient la Croix et une Icône Sainte, mon père ouvrait le long cortège qui quittait l’église et en faisait trois fois le tour par le petit jardin illuminé. D'une voix à la fois grave et joyeuse, il entonnait le cantique de la Résurrection : Christos voskress (Христос Воскресе) - le Christ est ressuscité. Et la foule répondait : Voïstinou voskress (Воистину Воскресе) - en vérité, Il est ressuscité. Puis la porte du lieu saint se rouvrait et la première messe commençait. Inlassablement mon père se tournait vers l'assistance et répétait par trois fois : Christos voskress. Tous les fidèles tenaient un cierge allumé dont la flamme était protégée par un petit capuchon. Les chants de Pâques résonnaient avec allégresse. C'était, en cette nuit magique, un déploiement de couleurs, de lumières, de toilettes dont j'ai conservé une image inoubliable. Les jeunes filles en longues robes claires, les officiers en tenue, les gens du peuple en tuniques brodées ou en larges jupes bouffantes formaient un ensemble des plus pittoresques. À la fin de l'office, la Croix était présentée aux assistants. Dans un interminable défilé, les fidèles allaient la baiser; ils baisaient aussi la main du prêtre et trois fois le prêtre lui-même qui les accueillait par ces mots : Christos voskress. Et l'office se terminait dans une embrassade générale. On embrassait trois fois ses parents, sa famille, ses amis : Christos voskress.


A la fin de la cérémonie, les cloches sonnaient à toute volée. Ce joyeux carillon de Pâques, appelé Trèsvone, sonnait pendant trois jours au moins. Toutes les heures, il était remis en branle durant un quart d'heure environ. Et dans la nuit printanière, la joie et l’allégresse au cœur, chacun rentrait chez soi, accompagné de nombreux amis. Mes frères et moi jetions des pétards ou allumions des feux d’artifice et étions emplis d’une gaieté débordante.


Notre réveillon de Pâques durait jusqu’à l’aube. Notre père présidait le repas et nous chantions encore une fois en chœur le verset :

Le Christ est ressuscité d’entre les morts.

Ayant vaincu la mort par sa propre mort,

Il a rendu la vie

À ceux qui sont ensevelis.


Et pendant tout le temps pascal, la Joie de la Résurrection demeurait si entière, si profonde, si réelle dans tous les cœurs, que parents et amis se rendant visite, suivant la coutume, se saluaient par ces paroles en vieux slavon, qui sont comme le leitmotiv de la fête :

Christos voskress !

Voïstinou voskress !


M. ZETTE ".

>>> Première partie de La Grande Pâques Russe : Les Préparations du Vendredi Saint.

Image : « Old Russian Easter Postcard ». Wikimedia Commons. 

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